Monuments submergés



La photographie est une fonction centrale de l’archéologie et de l’astronomie. Elle permet de savoir où nous avons été, dans le premier cas, et où nous ne pouvons pas encore être, dans le second. C’est un dispositif de perception à distance du temps (la documentation d’un souvenir) et de l’espace (l’imagerie satellitaire). Une photographie du présent est un regard technique sur le passé (témoignage) et sur l’avenir (sonde spatiale). Pendant les fouilles de la tombe de Toutânkhamon, Harry Burton, le photographe du chantier, a transformé la tombe KV-55 en chambre noire de fortune. La photographie a rythmé les fouilles : rien ne pouvait être touché sans être photographié au préalable, et chaque étape de l’exhumation devait être rapidement diffusée dans la presse internationale afin d’attirer de nouveaux financements. 

L’opération Nubie est l’opération de sauvetage archéologique la plus importante au monde à ce jour. Menée par l’UNESCO dans les années 1960, elle a consisté à déplacer plus de 20 temples et des centaines d’artefacts qui étaient déjà inondés ou sur le point de l’être par la construction du haut barrage d’Assouan sur le Nil. Les temples furent découpés en blocs et remontés ailleurs, parfois sur une île voisine (Philae sur l’île d’Agilkia) ou parfois donnés à des pays étrangers qui ont aidé à financer l’opération (Dendur au Metropolitan Museum de New York). Les opérations menèrent également à construire des montagnes (Abou Simbel) et à remodeler des îles par des explosions contrôlées. 

Caractérisées par leur force massive, les opérations nécessitèrent des systèmes de perception, d’enregistrement et de représentation aussi précis que puissants. Il s’agissait d’obtenir des répliques millimétriques et des modèles 3D de chaque inscription sur les murs des temples et de la forme de chaque pierre de son mur extérieur. Une telle mission requérait le déploiement d’une vision technique : des décennies avant que la modélisation numérique en 3D ne soit disponible, l’UNESCO et l’Institut national de l’information géographique et forestière produisirent des modèles en 3D en utilisant la « nouvelle science » de la photogrammétrie, en assemblant des milliers de photographies. Ces modèles étaient indispensables pour combler les lacunes des structures causées par leur déplacement. Plus de 5 000 kilomètres carrés de terrain furent également enregistrés pour produire une carte des terres qui seraient inondées après la construction du barrage. L’UNESCO utilisa ces cartes pour sensibiliser la communauté internationale et collecter des fonds pour l’opération. 

C’est à ce moment précis que les temples ont commencé leur métamorphose de monument en document, d’icône en image. Au-delà de la préservation, l’opération de déplacement de Philae a nécessité l’ajout aux temples d’issues de secours, de câbles électriques, de caméras de télévision en circuit fermé, de clôtures, de guérites et de systèmes de sonorisation et d’éclairage. Ces modifications n’étaient pas seulement physiques mais aussi idéologiques : le sacré a été évacué pour faire place au touriste mondial et à son appareil photo.

En contrepartie, le déplacement des temples de Dendur et de Debod vers New York et Madrid, respectivement, a nécessité une simulation contrôlée de l’emplacement d’origine des temples. Cette simulation est double. D’une part, le terrain d’origine a dû être reconstitué à l’aide de piliers de granit, et les conditions environnementales ont dû être modulées pour préserver les structures fragiles. D’autre part, des étangs artificiels et des plantes autochtones comme des palmiers et des papyrus aident le spectateur à contextualiser le site. Autant pour les temples restés en Egypte que pour ceux qui ont voyagé, trois constats s’imposent : l’horizon - un phénomène optique - a été modifié, leurs structures ont été perturbées et des systèmes d’éclairage ont été ajoutés. Ces systèmes ont élargi leurs heures d’ouverture et donc leur rendement économique, les consolidant en tant que sites d’extraction. Tout au long de l’exposition, l’éclairage continu nécessaire pour que les monuments soient perceptibles la nuit est dominé par le flash photographique. Le stroboscope est un mode de vision plus grossier et rapide qui aveugle l’œil nu mais ouvre la voie au capteur photographique. 

Dans une entreprise similaire visant à dépasser les limites de la vision, l’Agence spatiale européenne a lancé la sonde spatiale Rosetta en 2004. Ce vaisseau spatial sans équipage contenait également Philae, un module d’atterrissage destiné à se poser sur la comète 67P/Churyumov-Gerasimenko le 12 novembre 2014. Rosetta était essentiellement une super-caméra équipée d’une multitude d’yeux, capable d’accélérer au-delà de 40 270 km/h, la vitesse de libération nécessaire pour échapper à l’attraction gravitationnelle de la Terre.

La caméra est notre œil là où nous ne pouvons pas aller : au fond du tombeau, à l’intérieur de notre corps, en dehors du champ gravitationnel de notre planète. Ce contournement de la réalité par le virtuel est ce que Virilio a identifié comme la réorientation de la science : de la recherche de la vérité à une optimisation équivalant à une « éclipse du réel ». Entre la course à la sauvegarde des temples nubiens et notre téléprésence dans l’espace, il n’y a pas de conclusion ontologique, seulement de nouveaux jalons d’accélération.





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Pedro Barbáchano
Pedro Barbáchano est un artiste et commissaire basé à Montréal. Son travail de recherche et sa pratique photographique abordent l’archéologie spéculative, interrogent les archives historiques et reconfigurent les monuments. Ses publications, installations et expositions ont été présentées en Espagne, en Égypte et au Canada (notamment à Artexte, au Centre Canadien d’Architecture, à la Galerie Leonard et Bina Ellen et à The New Gallery). Barbáchano a reçu des distinctions telles que la bourse Roloff Beny et le Prix Gabor Szilasi en photographie, ainsi que le soutien du Conseil des Arts du Canada. Ses œuvres font partie de collections privées au Canada et en Espagne. Il a enseigné à l’Université Concordia et contribue aux programmes publics du Centre Canadien d’Architecture.
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La Bourse Claudine et Stephen Bronfman en art contemporain 2025 bonifiée pour les lauréats Stanley Wany de UQAM et Pedro Barbáchano de Concordia


Concordia alum Pedro Barbáchano receives the 2025 Bronfman Fellowship in Contemporary Art
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approximativement 760 kg de propriété publique


2024
Galerie Leonard et Bina Ellen
Montréal, QC, Canada

SIGHTINGS, installation hors site

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    Monuments submergés


    2024
    Galerie Slip Space Gallery
    Montréal, QC, Canada

    Exposition individuelle

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      2023
      Centre canadien d'architecture
      Montréal, QC, Canada

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      Shibboleth


      2024
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      Calgary, AB, Canada

      Exposition individuelle

      Texte de Joyce Joumaa

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      Aussi exposé à :
      Galerie Leonard et Bina Ellen (2022)
      Le Livart (2022)
      Maureen VII (2022)
      Collection Artvolt (2023)


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      2023

      Quartier Ville-Marie
      Montréal, QC, Canada

      Exposition d'art public



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      Pedro Barbáchano 
      Montréal/Le Caire, 2024